J.P.LIEGEOIS
© Nature et Terroir
Fin septembre, 18h. La lumière commence à faiblir dans la hêtraie. Sur le chemin qui monte où je progresse silencieusement, une faible brise me caresse le visage. Derrière moi, de l’autre côté de la vallée, des cerfs brament dans la forêt.
Quand le sentier tourne brusquement à droite, je ralentis et tends le cou. Deux formes rousses se détachent : une biche et son faon. Ils ne m’ont pas repéré. Je traverse prestement le sentier et m’accroupis derrière un arbrisseau. Les grandes oreilles s’agitent, les yeux dorés se tournent vers moi ,une patte nerveuse frappe le sol. Trente secondes de tension, puis les têtes s’abaissent à nouveau pour brouter l’herbe de la lisière.
Le nez toujours au sol, les deux bêtes se rapprochent de moi. Vingt mètres. Je détaille à loisir l’élégance des formes, le gracieux ballet des pattes fines et fortes. Mes jambes s’engourdissent, je dois bouger. Un brindille crisse, la biche relève la tête un instant, puis reprend son repas. Quinze mètres. La douleur est trop forte, je me lève à moitié. Le faon me regarde, agite la tête pour éloigner une mouche. Dix mètres. J’entends distinctement le bruit des incisives cisaillant l’herbe.
Sans préambule et calmement, le duo fait demi-tour et quitte le sentier pour s’engager dans la pente. Les croupes pâles se balancent un instant avant d’être absorbées par la pénombre. Soudain, résonne le rot d’alarme de la biche et le bruit de son galop…
Examinons de plus près cette enchanteresse rencontre.
Sachant que le crépuscule est l’heure d’or des mammifères sauvages, je m’efforce de ne faire aucun bruit en marchant. Faible et constant, le vent de face disperse derrière moi mon odeur. La bifurcation du sentier masque mon arrivée. Les animaux ne pouvaient percevoir ma présence (pas plus que je ne me doutais de la leur !).
Lorsque je traverse, à 25 mètres d’eux, ils remarquent quelque chose : un faible bruit, un mouvement peut-être. La biche relève la tête, pointant dans ma direction yeux, oreilles et naseaux. Ni odeur (le vent m’est toujours favorable), ni nouveau son (le sol humide amortit le son de mes pas), ni forme distincte (je suis vêtu de sombre et me suis accroupi parmi les basses branches) ne viennent l’inquiéter. Elle se remet donc à brouter paisiblement.
Les mouvements et bruits discrets que je fais ensuite sont perçus par les animaux, mais ils se fondent dans l’environnement visuel et sonore de la forêt et ne les effrayent pas.
Lorsqu’ils décident de partir, leur trajectoire croise la traînée de mon odeur, la biche m’identifie enfin et alarme vigoureusement.
L’œil proverbial du lynx n’est pas à la hauteur de sa réputation. Etant surtout actifs de nuit, la majorité des grands mammifères ne peuvent se fier uniquement à leurs yeux, même si, comme chiens ou chats, ils disposent d’une surface réfléchissante qui « concentre » la lumière. Chez eux, ce sont les sens auditifs et olfactifs qui priment. Ainsi, si j’ai eu la chance de regarder « yeux dans les yeux », à quelques mètres de distance, renard, ours brun, martre, mouflon, bouquetin et autres, sans que cela les fasse fuir, un cerf m’a identifié à plus de cent cinquante mètres, lors d’une simple saute de vent.
Tout qui désire réaliser des affûts pour observer les mammifères, ou les approcher, devra donc se préoccuper d’abord de naseaux, d’oreilles ensuite, et d’yeux enfin.
« Quand une aiguille de pin tombe sur le sol, l’aigle la voit, le cerf l’entend et l’ours la sent »
Dicton amérindien
Parfums baladeurs
C’est probablement dans le monde des insectes ou chez les poissons que l’on trouve les plus hautes performances d’odorat, mais c’est aussi en bonne partie à l’olfaction que beaucoup de mammifères confient leur sécurité, le marquage de leur territoire, leur sexualité et, pour les prédateurs, le succès de leurs chasses.
Les odeurs sont constituées de molécules volatiles qui viennent exciter les terminaisons nerveuses du sens de l’odorat. Les molécules en question sont véhiculées par les mouvements de l’air, s’éloignant ainsi de la source d’émission. Si il n’y a aucun vent perceptible, se forme autour de l’émetteur une « sphère » d’odeur (demi-sphère en fait, puisque elle est limitée par le sol) dont il est le centre.
Au cas où il y a du vent, la (demi-) sphère se transforme en un (demi-) cône d’odeur, dont l’émetteur forme la pointe et qui s’étire dans la direction du mouvement de l’air. La concentration de l’odeur diminue au fur et à mesure que l’on s’éloigne du point d’émission, et la dimension du cône dépend en fait de l’acuité de l’odorat du récepteur. Si le nez humain perçoit l’urine d’une renarde en chaleur à quelques mètres (rayon du cône pour l’Homme), le renard, lui, la repère à plusieurs hectomètres et son cône de perception est donc plus ample.
Dans la réalité, la forme de la poche d’odeur dépend aussi des caractéristiques du terrain (collines, vallées, …) et, lorsque le vent est variable, il devient très difficile de l’estimer. Tout l’art de l’observateur sera donc de prévoir au mieux la portion de l’espace où se répandra son odeur, et de se placer en sorte qu’elle soit en dehors de la zone qu’il observe et des chemins d’accès empruntés par les animaux.
Un « truc » classique, si l’on veut faire un affût très rapproché, est de se percher sur un arbre : le cône d’odeur passe alors au-dessus des narines attentives !
Important :
Si ses narines ne peuvent l’aider, c’est à ses oreilles que le mammifère confiera la tâche de l’informer.
Un bruit est une vibration ondulatoire des molécules d’air qui se déplace rapidement (300 m/sec) dans toutes les directions. Comme pour les odeurs, le vent pourra orienter la propagation des vibrations, mais dans une moindre mesure. La forme du terrain jouera aussi un rôle important. Si l’on est au fond d’une dépression, les parois environnantes amortiront et réfléchiront les sons, de telle façon qu’ils ne s’échapperont guère.
La différence essentielle entre bruits et odeurs est que les animaux identifient souvent les premiers avec moins de précision. Quelle différence entre une branche qui craque sous la semelle d’un homme ou sous la patte d’un sanglier ? En d’autres termes, il est possible de « gérer » certains bruits que l’on émet.
A proscrire : la voix. Toux et éternuements interloquent les animaux, mais, si ils ne sont pas répétés ou associés à d’autres indices, ils sont parfois « pardonnés ». Il en va de même pour les froissements de végétation, pierres déplacées, etc …
Important :
La vue est le sens le moins aiguisé de la plupart des mammifères. Les singes (et l’Homme) sont des exceptions notoires, puisque leur vie arboricole, dans un monde à trois dimensions, exige une excellente vision. Il en va de même pour les oiseaux.
En pratique, on veillera à :
La sensibilité des animaux aux sources lumineuses (lampes-torches, projecteurs, phares de voiture) est un sujet discuté. Certains individus ne s’en préoccupent nullement alors que d’autres s’effrayent immédiatement. Cela dépend peut-être de leur expérience du braconnage nocturne … Le principe de précaution voudra donc que l’on évite au maximum de produire de la lumière et qu’en cas de nécessité, on utilise une source discrète (lampe-torche masquée de tape rouge translucide, par exemple).
Pour l’observation des animaux dans l’obscurité, l’idéal est d’acquérir un matériel de vision nocturne.
Un affût aux mammifères ne s’improvise pas. Il est essentiel de connaître le terrain et de repérer les meilleurs accès en fonction de la direction du vent et des habitudes des animaux.
Partez bien à temps pour ne pas devoir vous presser : il faut être définitivement installé au moins une heure avant le coucher du soleil, soulagez vous la vessie à bonne distance (plusieurs centaines de mètres) du poste d’affût, et approchez calmement en évitant de trop transpirer. Ne fumez surtout pas !!! Limitez les bruits autant que possible, testez régulièrement la direction du vent …
Une fois à pied d’œuvre, ne vous installez pas n’importe où, n’importe comment. Assurez-vous d’avoir la meilleure visibilité possible, tout en étant camouflé au mieux. Eliminez en douceur des alentours toute source de bruits : bois sec, branche encombrante etc …
Veillez ensuite à votre confort. Si votre position est incommode, vous serez contraint de bouger à un moment critique ! Couché à plat ventre, vous limitez fortement le champ que vous pouvez contrôler sans mouvement. Accroupi ou assis sans appui du dos, vous êtes bon pour les courbatures. Les fesses humides ou insuffisamment couvert, vous frissonnerez … Le siège de chasse, stable et discret, est idéal pour vous isoler du sol et vous donner une bonne vision. Ayez dès le départ à portée de main tout ce dont vous aurez peut-être besoin.
Mieux vaut consacrer cinq minutes à bien s’installer car, ensuite, il faudra rester inodore, inaudible et invisible durant plusieurs heures !